En 2005, un Cdt de bord alerte le patron d'Air France sur la sécurité des vols

 
 
 

 

XY…

Commandant de Bord

A 320 – Air France

Compagnie Air France

Monsieur le Président

45, rue de Paris

95747 – Roissy CDG Cedex

 

Objet : les dérives en matière de sécurité

Paris, septembre 2005

  

Monsieur le Président,

La déferlante médiatique qui fait suite à la série d’accidents aériens de cet été ne doit pas masquer d’autres réalités « bien de chez nous » susceptible de mettre en cause l’industrie Française du transport aérien. Il ne saurait y avoir de sujets tabous lorsque ceux-ci touchent à la sécurité des passagers. Nos propres faiblesses en matière de sécurité aérienne doivent êtres évoquées afin qu’un débat en profondeur et constructif puisse avoir lieu. Je tiens, pour ma part, à vous apporter un éclairage, partagé par un grand nombre de pilotes, qui est le fruit d’une réflexion d’expert en sécurité aérienne.

Malgré la réserve indispensable qu’il se doit concernant l’enquête sur notre dernier accident, le constat est sans appel : Air France pratique un niveau de sécurité inférieur à celui des autres grandes compagnies aériennes. Nous étions déjà en 2002 classé en 21e position mondiale (1). Faire de 2006 chez Air France l’année de la sécurité ne saurait suffire à rectifier le cap et laisserait croire que les années précédentes ne l’ont pas été pas plus que ne le seront les prochaines années.

En vingt-cinq ans de transport aérien et six compagnies, je n’ai connu que deux accidents ayant causé la mort de passagers et de navigants, dont certains étaient proches : le Mont St Odile en 1992 avec Air Inter qui a fait 87 victimes et le Concorde en 2000 qui à fait 113 morts. Ces accidents, que vous avez aussi vécu, puisque à ces moments-là vous étiez président de ces compagnies, m’ont profondément marqué.

Après l’accident du Concorde, nous avons eu deux événements majeurs de nature à ruiner Air France : le 25/09/01, une quasi-collision à l’aéroport de Mexico entre un de nos Boeing 777 et un DC 8 de DHL au décollage. Le DHL effectua une manœuvre d’urgence en sortant délibérément de la piste à grande vitesse pour éviter la collision. Puis cet été à Toronto avec la sortie de piste et la destruction par le feu d’un Airbus 340 que tout le monde a encore à l’esprit. Ces deux catastrophes r a t é e s , qui n’ont fait miraculeusement aucune victime, doivent cependant être perçues comme les précurseurs à une véritable tragédie.

Déjà un premier élément choque – j’en ai fait part plusieurs fois au responsable de la sécurité des vols –, il semble n’y a avoir eu aucun enseignement concret tiré de l’accident du Concorde. Comme s’il y avait une grande pudeur à vouloir regarder les choses en face. En fait, s’il n’y a pas de fatalité à la sécurité, il y aurait chez Air France une confusion des genres entre objectifs de sécurité et objectifs de qualité. Cet amalgame montre le défaut d’objectivité dont font preuves certains dirigeants de cette compagnie, ce manque de conscience de la vraie vie telle qu’elle est à bord des avions. La banalisation de l’objectif sécuritaire, qui se retrouve à travers l’organigramme de l’entreprise, a engendré une baisse régulière des moyens nécessaires pour se protéger des accidents.

En persistant dans l’erreur, le décor est planté pour qu’un nouvel accident ait lieu (2), car un accident s’annonce toujours, il frappe plusieurs fois à la porte avant de faire irruption.

Ne pas entendre ces avertissements, c’est définitivement faire prendre un risque très important aux passagers, aux personnels et à la compagnie.

L’accident caractérise la faillite du système sécuritaire mis en place, il faut alors repenser l’ensemble de l’organisation de la compagnie mais aussi des administrations de tutelles qui sont symptomatiques du niveau de sécurité d’un état. De plus, un investissement de départ correct ne suffit pas ensuite à maintenir un niveau de sécurité élevé, qui doit prendre en compte l’évolution du monde, comme la réglementation, la technique et les comportements humains. Croire que la chance et l’excellente qualité de la communication de la compagnie suffiront à sauver Air France d’un éventuel désastre est une vue de l’esprit que je dénonce à nouveau. Des grandes compagnies prestigieuses, comme la PanAm, TWA et Swissair, ont disparu après un accident majeur.

Les pilotes représentent le dernier rempart face à l’adversité, ils sont seuls à faire face en vol à toutes situations critiques et les derniers à s’opposer au départ d’un vol s’ils jugent le niveau de la sécurité et de la sûreté insatisfaisant, mais encore faut-il leur en donner les moyens.

Comme responsable en premier chef en charge de la sécurité des passagers ainsi que de l’équipage et comme actionnaire de la compagnie, je vous demande solennellement d’adopter rapidement une véritable politique de maîtrise des risques, tels que définit par l’OACI (3), afin qu’Air France redevienne une compagnie sûre.

Cette révolution culturelle ne pourra se faire sans une modification significative de l’organisation de l’entreprise. À l’image de la direction de la sûreté, une direction générale de la sécurité aérienne (qui devrait inclure la sûreté) doit voir le jour en vous rendant compte directement afin de ne subir aucune distorsion hiérarchique. Cette direction de la sécurité doit être déconnectée des contingences financières susceptibles de corrompre sa démarche. Son directeur devra être issu des rangs des pilotes, car la culture de la sécurité ne s’apprend sur les bancs d’aucune école, fût-elle des plus prestigieuses, mais se ressent au quotidien aux commandes d’un avion.

Cette direction indépendante à laquelle seraient directement rattachés les officiers de sécurité des vols et les personnels navigants commerciaux aura fort à faire tant les insuffisances de la compagnie sont devenus criantes ces dernières années. Les organisations professionnelles (4) ont tenté plusieurs fois de vous alerter, mais sans succès.

Voici une liste non exhaustive, côté pilotes, des besoins immédiats pour renforcer la sécurité chez Air France.

Une formation plus consistante et plus longue pour les jeunes pilotes :

• J’ai volé avec des jeunes de vingt ans avec seulement 200 heures de vols, alors qu’il en fallait 1.500 heures auparavant pour rentrer dans une compagnie de premier niveau. Que se passera-t-il, si le commandant à un malaise en vol au-dessus d’un pays qui n’a pas notre culture (assistance) Européenne ? J’ai même volé avec un co-pilote qui, faute de programmation adaptée lors de sa formation, a effectué son premier vol de nuit sur Airbus A 320 avec des passagers à bord…

L’amélioration de la qualité de la formation :

• Notamment celle qui est donnée en cours d’année pour un maintien satisfaisant des compétences. Actuellement, les séances sur simulateur consistent uniquement à une restitution « par cœur » de scénarios donnés aux pilotes avant qu’ils entrent dans le simulateur (à ne pas confondre avec certaines procédures à connaître par cœur).

Tandis que face à la complexité des avions modernes des mises en situations convenues mais non prévues devraient amener les pilotes à exercer leurs sens critiques indispensables aux bonnes prises de décisions.

Une formation technique structurée plutôt que de l’autoformation :

• Pour des sujet aussi sensibles que l’Anglais qui fait des pilotes d’Air France, des pilotes au niveau d’anglais insuffisant vis-à-vis des nouvelles exigences réglementaire Européennes JAR-OPS. Ainsi que pour le passage sur Airbus 318 et 319 à l’aide d’un simple recueil de particularités lorsqu’on est déjà qualifié sur A 320.

La redéfinition de la liste d’équipements minimum pour entreprendre un vol :

• L’usage de cette liste (ou MEL : Minimum Equipment List) a été détourné de sa vocation première qui doit normalement permettre à un avion (sous certaines conditions décrites dans la MEL) de regagner sa base en vue d’y être réparé et non pas de partir de Paris avec des pannes. Cette violation de texte réglementaire pourrait laisser croire que la MEL est avant tout un outil de gestion des pièces détachées, à stock minimum bien sûr…

Une saine gestion des équipages :

• Il y a actuellement une totale inadéquation de la gestion des équipages en termes de fatigue et d’alimentation. Air France a pourtant les ressources pour mener à bien des études pour améliorer substantiellement les performances des équipages (comme l’a fait EasyJet en diminuant le nombre d’erreurs commises par ses pilotes). Actuellement la gestion des équipages n’est que la résultante d’accords négociés avec les syndicats. Par exemple, pour un Paris Pointe-Noire Paris, il s’agit de deux vols de huit heures de nuit (à contre cycle biologique), espacés par seulement un repos de douze heures de jour et des prestations alimentaires pour l’équipage inférieures à celle de leurs passagers.

Des avions d’une même famille aux équipements standards :

• Il y a encore trop de disparités dans les cockpits d’Air France, notamment des sièges pilotes inconfortables et dangereux sur quelques A 320 de l’ex ACI, en revanche toutes les cabines passagers sont standardisées.

Des équipements modernes, comme le collimateur tête haute ou HUD (Head Up display) doivent se généraliser, comme cela est prévu sur l’Airbus 380 d’Air France :

• Alors que paradoxalement depuis le début du mois, la suppression de cet équipement est programmée sur les A 320 basés à Orly qui effectuent beaucoup d’approches à vue, HUD qui permet d’avoir en permanence des informations fondamentales à travers le pare-brise, alors que l’on commence à trouver ces informations par des équipements similaires sur nos voitures.

La solution qui consisterait à rendre les procédures opérationnelles encore plus strictes, c’est-à-dire plus rigides et plus lourdes assorties de sanctions, ne sauraient constituer la recette miracle pour faire diminuer le nombre d’incidents graves et d’accidents. Les Pilotes d’Air France sont tout aussi compétents que leurs collègues Anglo-Saxons, Allemands ou Hollandais. Le système normatif dans lequel les pilotes sont installés depuis longtemps arrive maintenant en fin en cycle de sécurité, il doit être reconsidéré pour évoluer vers une conception plus « écologique » (5).

La sécurité est le premier devoir qu’Air France doit à ses passagers, mais aussi vis-à-vis de ses personnels et de ses actionnaires. Ne pas redresser la barre rapidement reviendrait à mettre en péril la seule grande compagnie aérienne Française forte de ses 75.000 emplois.

Je me tiens à votre disposition pour aborder de façon positive le problème qui nous préoccupe tous.

Dans cette attente, je vous prie de bien vouloir agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes sentiments respectueux.

 XY

 (1) Cours Facteurs Humains dispensés aux pilotes d’Air France, CRM § Introduction (21e place en taux pondéré et 29e en taux non pondéré, Réf. www.airsafe.com).

(2) COLUMBIA ACCIDENT INVESTIGATION BOARD (CAIB), P 195:

Connecting the parts of NASA’s organizational system and drawing the parallels with Challenger demonstrate three things. First, despite all the post-Challenger changes at NASA and the agency’s notable achievements since, the causes of the institutional failure responsible for Challenger have not been fixed. Second, the Board strongly believes that if these persistent, systemic flaws are not resolved, the scene is set for another accident.

Therefore, the recommendations for change are not only for fixing the Shuttle’s technical system, but also for fixing each part of the organizational system that produced Columbia’s failure. Third, the Board’s focus on the context in which decision making occurred does not mean that individuals are not responsible and accountable. To the contrary, individuals always must assume responsibility for their actions. What it does mean is that NASA’s problems cannot be solved simply by retirements, resignations, or transferring personnel.

(3) Manuel Aéronautique Complémentaire d’Air France (MAC 04.01.01 Page 01). L’OACI décrit les principales composantes d’une bonne culture sécurité par :

1. Un encadrement supérieur faisant preuve de son engagement pour la sécurité ;

2. Un encadrement supérieur acceptant les critiques ou points de vue contradictoires ;

3. Des personnels responsables, connaissant l’impact de leur activité sur la sécurité ;

4. Etc.

Cette façon de penser doit être profondément ancrée dans les habitudes. Elle doit être partagée et

encouragée au plus haut niveau hiérarchique. Elle repose pour une bonne part sur la confiance et la clarté.

Chacun doit être assuré qu’il sera soutenu si ses décisions et ses actions ont privilégié l’intérêt de la sécurité.

Mais chacun doit aussi avoir la conviction qu’il ne sera pas soutenu si ses décisions et ses actions ont intentionnellement fragilisé la sécurité de nos opérations.

L’encadrement doit être un élément moteur et participer à cette culture. C’est alors ce qui est fait et non ce qui est dit qui sera porté au crédit de la culture de l’entreprise.

(4) Copie de ce courrier transmise au Syndicat des Pilotes d’Air France (SPAF).

(5) L’approche écologique est développée par le professeur René Amalberti, spécialiste en ergonomie cognitive, auteur de « La conduite de systèmes à risques », nouvelle édition, Broché, 2001.